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Mektoub

abécédaire d'un voyage en Tunisie

                                                                                 

Christian CHERDON

Un mois d'avril


MEKTOUB  « C’est écrit »  


A – A comme Aéroport. Premier verset, première sourate. Notre première histoire. Celle de Jean-François. Le voici avec ceux et celles qui débarquent en vrac des sacs et des valises, prêts au voyage, agglutinés à l'entrée de cette grande casbah moderne. Ils ont tous les reins ceints, le bâton à la main... Non ! Ça, c'est dans un autre livre. Reprenons. Ils ont tous des bananes à la ceinture et la carte d'identité à la main. Des bananes... (vous savez, ces petits sacs noués à la taille). Tous, sauf Jean-François ! Sa carte est dans la banane, et la banane est dans le car, et le car est déjà reparti... Adieu veaux, vaches, cochons, couvée. Non ! Ça c'est dans la fable. Reprenons. Adieu Tunis, djellaba, berbère, moutons et  plage.  Mais c'était écrit : il partirait ! In shâ Allah, disions-nous (Si Dieu le veut).  De même qu'en arabe le sujet suit le verbe, comme est soumis à Dieu tout homme, de même convenait-il de s'en remettre à la voix qui va dans les airs et qui suit le car - traduction arabe de GSM : Grand Sabir pour Monastir ! Ainsi, le car fut stoppé et la carte d'identité récupérée. Et Jean-François, avec les autres, allait pouvoir monter au ciel comme Mahomet sur son cheval ailé, Bourak, qui pour nous s'appelait ici Boeing 727. C'était pourtant sans compter sur ces voies du Seigneur qui sont impénétrables. Plusieurs en effet furent envoyés d'une porte d'embarquement à une autre, de A vers B, d'un numéro à un autre, avec, il est vrai, des tapis volants, pardon, des tapis roulants... Mais tout a une fin. A midi vingt, nous nous envolions. « Mesdames et messieurs, le commandant vous souhaite la bienvenue sur Tunisair. Éteignez vos GSM et attachez vos ceintures...»

B – B comme Briks - on en reparlera - B comme Babouches ou Babioles. Ce que d’aucuns et d’autres aucunes ont marchandé dans les souks. Ah ! Les souks ! Les ruelles étroites, grouillantes, chamarrées, et les femmes voilées de blanc, et les taches rouges des chéchias, et toutes ces devantures, et tous ces petits ateliers, et les tapis, les cuivres, le bois d’olivier, les casseroles, les bijoux, les broderies, tout un bazar. Aussi fallait-il les voir, ces jeunes,  étrangers étranges  parmi les étrangers, et les entendre se faire appeler « Gazou, gazou » pour les garçons et pour les filles « Gazelle, ma gazelle », « Entre, viens voir, c’est pas cher... ». Le tout avec un accent qui sent le sud, la mer qui roule, le soleil et le sable. Et les « Combien ? » ou les « Non, merci ! », les « C’est trop cher ! ». Huit dinars ici, quatre là-bas. Et ils sont quelques-uns à déjà vouloir revendre plus loin et plus cher ce qu’il venait d’acheter. Et même un culotté qui, réflexion faite, s’en est allé échanger quelque objet dépareillé. Ah ! Berbère, mon frère, il y a des affaires à ne pas faire avec ces jeunes-là !

Et il y a même des aquarelles qu’on n’a pu créer ! Les mauvaises langues vous diront que c’est parce que notre aquarelliste de service n’avait pas assez de temps pour croquer ceci ou cela. Que nenni ! Il remettait sa feuille blanche tout simplement parce que les murs et les boutiques des médinas (vieilles villes), l’intérieur des ribats (monastères fortifiés) et le reste de l’habitat étaient tout blancs ! Alors, comment voulez-vous aller peindre plus blanc que blanc ?

Mais ici, il y a des mots pour mettre en couleur cette Tunisie proche et lointaine, ses moeurs et ses bonheurs. Ses plats et ses desserts. Plus d’un y a trouvé son plaisir, c’est le cas  de le dire, se croyant en pays de connaissance quand on a appris qu’en Tunisie aussi on pouvait avoir un - ils disaient déjà une - brik dans le ventre ! Brik bricolée s’entend, au thon, à l’oeuf, à la viande, au fromage. Entrée classique que cette pâte sans levain, pliée et plongée dans la friture. Et sans doute un Jean ou l’autre, une Monique ou l’autre s’est mis à rêver en voyant dans la dentelle des bords toute la dextérité d’une Fatma de là-bas.

C – C comme Carthage. Nous avons vu Carthage, ou plutôt ce qu’il en reste... Partis au lever du soleil - il était 6h00 au petit déjeuner - Carthage et Tunis nous attendaient, après l’autoroute, après les collines, sous une pluie presque de chez nous. Unique. Un site pour nous seuls. Tôt le matin. Et la colonne d’une Carthage reconstruite après Jésus-Christ, remise debout aujourd’hui, face à la mer, semblait résonner encore de ce Delenda est Carthago, de ce Il faut détruire Carthage qui ponctuait tous les discours proférés à Rome par un Caton l’Ancien au IIe siècle avant notre ère. Carthage. Festival de ruines, de pierres, vécu entre les gouttes, à la va-vite, dos à la résidence du président tunisien, sans aquarelles aussi, car cette fois, elles auraient été mieux lavées ici qu’en machine !

C comme Calligraphie, omniprésente, doublet d’une écriture à la française, avec, des pleins, des points, des déliés, des phrases ou des mots, droits comme des minarets, souples et ondulés comme la vague qui recouvre la trace d’un pied sur le sable. Calligraphie arabe à laquelle une certaine Monique s’est essayée en allant prendre quelques heures de cours. Comme le héros de Michel Tournier dans la Goutte d’or,  elle a dû se perdre dans un palais de mirages et penser comme lui que « la calligraphie est l’algèbre de l’âme »... Elle avait même fini un soir, dans l’immense hall de l’hôtel majestueux qui nous logeait, par parler de droite à gauche en prononçant quelques mots de sa nouvelle langue. Du genre « Sabââh èl hèrr, ahwah, béd, asir » Essayez de comprendre notre étonnement ! Quelle était donc cette invitation scabreuse ? « Ahwah, béd, asir » Nous nous regardions inquiets... Mais rassurez-vous, traduction prise dans les vrais livres - Anne-Marie ou la soeur Andrée pourraient en témoigner si on le leur avait demandé - il n’y avait là rien d’audacieux. Monique voulait simplement dire : « Bonjour, du café, un oeuf, un jus de fruit » ! Tout un petit déjeuner, quoi ! Et pourtant, elle en remettait... Elle s’était mise en tête de traduire nos propres noms en arabe. Je vous laisse les penser. Ce n’était pas triste, mais la décence ne nous permet pas d’en parler...

D – D comme Dromadaire. Ce mardi-là, nous avons vu El Djem et son amphithéâtre romain, ou plutôt ce qu’il en reste - arrêt photo -, Sfax, ville importante, industrielle, avec des signaux lumineux, des voitures, des motos, des vélos, des camions, des ânes aussi et des chariots, Gabès et Matmata et l’inverse au retour...  Huit cents kilomètres. Nous avons vu une immense plaine d’oliviers. Le guide disait : « J’ai consulté l’encyclopédie : c’est la plus grande plantation d‘oliviers au monde.» Pauvre guide, pauvre homme ! Il peut toujours parler, expliquer... Ils s’endorment. « Regardez à droite... Et ici à gauche, quelques cubes de terre cuite, un petit village uniquement habité par des Noirs, car c’était ici bien avant un rendez-vous de caravanes pour les marchands d’esclaves... Et là, ce mur en rouge et le mouton égorgé qui pend devant la porte : on est chez un boucher.» Parle Tarek, dis-nous encore l’histoire de ces peuples fiers, des Phéniciens à Ulysse, des Berbères, des Vandales et des Bysantins, des dynasties Aghlabides et des Fatimides. Raconte. Dis-nous que tu regrettes de ne pouvoir te marier avec plusieurs femmes. Murmure, Tarek. Ils sont endormis. Ils sont déjà au paradis d’Allah. Recroquevillés sur les sièges, bercés par les remous de ce cordon de goudron qui s’étire et qui n’en finit pas, ils dorment. Ils récupèrent. Beaucoup ont fait la java hier soir. Et il était 5h00 quand on les a réveillés.

Vers 13h00, quand les derniers dormeurs du car ouvrent un oeil, c’est pour découvrir un paysage lunaire, désertique: ils se croient les héros de « La guerre des étoiles »... Mais quand ils voient partout ces cratères, ces entrées de grottes, c’est pour deviner la présence de familles troglodytes. Et puis, eux aussi, ils mangeront sous la terre, au fond d’une cour ronde, dans une de ces habitations transformée en salle de repas, restaurant de circonstance avec couscous et fruits, dans cette sorte d’hôtel aux chambres nuptiales rudimentaires, que certains et certaines dont nous tairons les noms sont allés voir. Et surtout, pour bien digérer le tout, ils s’en iront, à dos de dromadaire et par deux, en caravane, secoués et haut perchés, vers quelque contrefort du djebel. Photos. Cris et rires. Déhanchements. Et une certaine Monique à pied, chamelière parmi les chameliers. C’est vrai, souvenez-vous, c’est elle qui parle déjà un peu arabe...  Et au fond d’elle-même, elle se met à penser sous le soleil tunisien : «Après tout, ce ne serait pas si mal d’être dromadaire, ce n’est pas si bête, puisque que c’est un chameau qui ne bosse qu’à mi temps !» 

E - E comme Épices. Il y en a sur les marchés, dans les souks, au fond des arrière-boutiques. Et sur la table de ce restaurant de circonstance à Matmata, une pleine assiette rouge, appétissante, à côté de rondelles de pain. L’histoire est courte. Jacqueline tartine une pleine tranche et la mange... Essayez, vous, de manger comme ça, à pleines dents,  la fameuse harissa, cette sauce du diable, rouge comme le feu de l’enfer, avec des piments pilés, de l’ail et d’autres épices du lieu. Encore un peu, et elle parlait arabe, elle aussi, notre Jacqueline, mais plus vite que  Monique et en tirant la langue, sans doute...

F-G-H H comme Hôtel, celui qu’on a eu et celui qu’on aurait dû avoir et qu’on aménageait encore... Après l’aéroport, c’était là notre deuxième surprise. Heureuse, il est vrai. Avec un Hammam, ses bains, ses étuves, ses vapeurs à l’orientale que certaines ont essayés en compagnie de Jacqueline, heureuse comme dans un harem.

H comme Horloge, aussi.  Giovanni les remarquait partout, au centre des places, sur une esplanade... Il s’arrêtait même de chanter en berbère pour y lire l’heure qui n’était pas à l’heure. Mais, comme nous le lui avions expliqué, c’était pourtant simple: là-bas, les horloges marchent à pile, et la bonne heure, elle est du côté face ! Là-dessus, Giovanni, ragaillardi, encourageait, de sa voix mielleuse, le chauffeur qui flânait à regagner le temps perdu afin d’être à l’heure pour le repas à l’hôtel... Ce qu’il ne savait pas, Giovanni, c’est que, cette fois-là, il laisserait sur la table presque toute son assiette de spaghettis refroidis...

I-J-K - Avec K comme Kairouan, ancienne capitale, et la visite d’un atelier de tapis, avec le thé à la menthe, offert par la maison et les tapis qu’on déroule, qu’on lance et qu’on finit par acheter, peut-être...

L - La liste des joies et des peines du voyage serait longue: un deuil, une béquille, des jeux, des danses, des pleurs, de la musique, du défoulement, des fatigues, des fous rires et des coups de folie. La vie, de a à z, était là, avec nous.

M - M comme Méditerranée, Monastir, Mahdia, médinas (vieilles villes), mosquées et musées. Que de pas n’avons-nous pas faits en ton nom, que de pèlerinages n’avons-nous pas accomplis en ton sein, pour te voir, te revoir, te contempler, Antiquité ! Musée de Carthage, à l’ombre des cyprès et des eucalyptus, et sur le côté, sans anachronisme, l’ancienne cathédrale Saint-Louis. Musée du Bardo à Tunis, avec de fabuleuses collections de mosaïques romaines, immenses, orgueilleuses, impudiques, agrestes ou navales; musée dans un palais des mille et une nuits. Mosquées. Celle du barbier, petite merveille à Kairouan. Ce barbier, Sidi Sahab, compagnon de Mahomet gardait, dit la légende, trois poils de la barbe du Prophète. Et nous, là-bas, nous en connaissons plus d’un qui, ce jour-là, se voilait le menton... Mosquée des Trois portes à Kairouan encore, ville sainte, sanctuaire de l’islam. Que de dévotions! Bien après le coucher du soleil du dernier soir de notre trop bref séjour, en souvenir  ou  par imitation - mais avaient-ils bien vu ? -, il y en a même qui se sont roulés dans les tapis de l’hôtel... alors qu’il suffisait de s’agenouiller sur ces tapis pour une prière par terre... qu’on entendait dans tout l’hôtel…

N - N comme Nage ou Natation. Juste une expression en passant... Quand un sieur de nos connaissances a vu nager dans la piscine bleue l’aquarelliste-architecte, il n’a pu s’empêcher de créer cette jolie périphrase, cette circonlocution audacieuse que voici : «faire deux fois le tour du bocal»... A charge de démonstration, il est vrai que ce Jean-là faisait des ronds dans l’eau...

O - O comme Oasis et les calèches, celles de Gabès...

P - P comme Plage, comme Parachute ascensionnel, ou plutôt sensationnel. Trois pas sur la plage, un fil, un voile et la mer au large, le vent et puis... se dire qu’il faut descendre, descendre encore et se poser. On en est quitte pour un petit coup de coeur avant, un petit coup au coeur après...

Q-R-S-T - T comme Tir à l’arc. Ah ! Michel ! Eux, ils jouaient au foot, et nous, nous nous exercions. T’en souvient-il de ces flèches décochées, de ces cibles multicolores, des panneaux transpercés, des traits plantés dans l’herbe, qui faisaient mouche ou qui écorchaient les poteaux ? De quoi, comme dit le proverbe, faire flèche de tout bois ? D’ailleurs n’y avait-il pas là, dans l’herbe, une spectatrice encourageante et charmante au demeurant ?

U-V-W-X-Y-Z - Avec un V comme Vin, Voyage ou autre Vagabondage. Ils sont nombreux ceux et celles qui vont garder de cette escapade en Tunisie un souvenir chaleureux. Il en est comme Madame Christiane qui prendront encore longtemps des eaux pour des alcools de boukhas ou l’inverse, on ne sait plus trop bien ; qui fumeront le narguilé sous les arabesques d’un café maure perdu au bord d’une route aussi normalement que si elle avait toujours vogué dans ces volutes de fumée africaines. Il en est d’autres, jeunes ou vieux, qui continueront simplement de rêver de ces soirs qui se lèvent tôt et de ces couchers de soleil qui donnent à penser que la Tunisie est le pays proche.


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