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Acta est fabula

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Christian CHERDON

Un mercredi des Cendres, 21 février


Prologue. 

Le choeur. - Rome. Une ville à feuilleter. Une ville à lire ouverte. Ville, Roma, Rome, je te décline en mélangeant le singulier et le pluriel, le goût et le jour, l’hier et l’aujourd’hui. Foule. Bruits. Soleil. Églises. Marbre. Monuments. Fresques. Musées. Via. Piazza. Jeux. Jardins. Acqua. Fontaines. Temples. Mosaïques. Fumets. Couleurs. Caffè. Promenades. Dorures. Sculptures. Colisée. Panthéon. Dieux. Déesses. Rigatoni et vino... Lingua romana antiqua. Ma non parlo italiano ! 


Scène 1.

Le choeur. - Un petit matin de février, un petit déjeuner dans l’avion d’Alitalia, une vue superbe sur le lac Majeur, une courte escale milanaise, et voici Rome. Rien que pour toi. Elle et toi. Un mariage pour quatre jours et trois nuits avec les cloches des petits matins fatigués de sommeil, des cortèges de visites et des rencontres au passé recomposé.

Louis. - Et des histoires aussi qu’on se raconte au présent, pour le sourire et pour le souvenir. Celle des courses d’autocars, ces chars modernes, à travers rues, venelles et places qui servent de Circus Maximus. Le temps d’un Ave Caesar, qui morituri te salutant, voici le coup de frein, le feu rouge qu’on brûle, les passe-droits, les lignes blanches franchies et le corps déporté lors d’un virage audacieux ! Les oh! et les ah! Mais qu’on se rassure, Rome est désormais plus disciplinée: Monique, avec ses gants de laine blanche et ses gestes péremptoires de naïveté, arrête toute circulation, sourit, laisse passer l’un, fait circuler l’autre, en bon ordre déjà. C’est juré, ils sont rééduqués, ces Romains !

Le choeur. - Premières visites. Les basiliques et les catacombes de Saint Domitile.

La guide. - Suivez-moi. Restez groupés. Sainte-Marie-Majeure est l’une des quatre basiliques patriarcales, avec Saint-Jean-de-Latran que nous visiterons et Saint-Pierre que vous verrez demain. Construite au IVe siècle par le pape Liberius, sur ce mont Esquilin, sur l’emplacement d’un temple romain dédié à Junon, l’église fut démolie et reconstruite un siècle plus tard par le pape Sixtus troisième. Remarquez les mosaïques, et au-dessus des quarante colonnes ioniques, la fresque qui présente des scènes de l’Ancien Testament. Regardez le plafond à caissons de la Renaissance.  Avancez. Sous le maître-autel, des fragments de bois de la vraie crèche, rapportés de terre sainte par sainte Hélène, la mère di Constantini.

Le choeur. - Ainsi parle la guide. Elle parlera ainsi à Saint-Jean-de-Latran, du palais du Latran où les papes ont vécu mille ans avant leur exil en Avignon. Elle parlera aussi avec son accent chantant, roulant les r et insistant à souhait sur les i, des apôtres, dans la nef, sculptés par les élèves de Bernini, de la famille Baromini qui a transformé l’église aux mille sept ans années après Jésus-Christi. Et des portes de bronze prises à la Curie romaine. Et en sortant, en face, sur un coin, de la Scala Santa, rapportée de Jérusalem par sainte Hélène, escaliers de Ponce Pilate que Jésus-Christi aurait monté et qu’on gravit ici à genoux, vingt-huit marches. Écoutez la guide.

La guide. - Hier, mesdames, messieurs, je suis avec un autre groupe. Une dame - je dis toujours: « Ne montez pas, on n’a pas le temps. » - une dame du groupe monte les escaliers à genoux et crie : « Madona ! Je vois la Vierge ! », alors tout le monde s’est mis à monter la scala... Mesdames et Messieurs, je vous remercie. Entrez dans le car. Vous verrez à votre droite... »
 
Le choeur. - Le voyage se poursuit. Ici l’ancienne Via Appia. La chapelle Domine Quo Vadis, rappelant l’endroit où saint Pierre, fuyant les persécutions de Néron aurait rencontré le Christ. « Où vas-tu Seigneur ? - Je vais à Rome pour y être recrucifié. » Un temps. Descente du car. Catacombes. Le guide est un bon Père, gros et rond à souhait, d’origine juive, accent allemand, habitant l’Italie, et parlant de la gorge une française difficile à comprendre. Étroits passages sous terre dans le tuf, niches funéraires, peintures naïves des premiers chrétiens. Pas de photo. Merci. Uscita, sortie. Hôtel. Repas.


Scène 2.

Le choeur. - Et puis le Métro. Les billets avalés ou non imprimés, les voyages en fraude pour plus d’un, les escaliers, les cavalcades parce qu’on se trompe de voie. Et avant cela, les incertitudes, les pas perdus. Où vend-on les billets ? C’est dimanche. Le ciel est bleu quand on débouche face au Colisée à visiter. Le soleil chauffe, entre Forum et ville piétonne. Il est onze heures et Jacques n’est pas encore perdu. Tout le monde est là ? Les plus de soixante ans, les étudiantes et les autres. Et d’autres qu’on croise ici et là, partis presque aux aurores, comme Dominique, pour tout voir, tout pouvoir... (Ce soleil-ci serait-il pour lui, comme ailleurs, une de ces chaudières à surveiller... ?) Voici déjà l’austère Curie où certains font figure de sénateurs, comme Philippe, en chemise, costume, cravate. Et là, le temple de Vesta. Combien sont-elles celles qui se sont mis à rêver d’avoir le feu sacré et d’être ici prêtresses, pour trente ans ? Ailleurs, des résurgences: des César, des Cicéron, des Catilina, des harangues, des lois, les bruits des armées, des esclaves, des trésors rapportés, l’arc de triomphe, les applaudissements du peuple. Et Jacques, loin devant, qui descend le mont Palatin, berceau légendaire de Rome, Jacques qui croit le cortège devant lui et qui sort du Forum et qui s’en va ainsi seul jusqu’au soir.

Jacques. - Je pars. Je vais voir si l’allée qui descend et qui serpente à flanc de colline mène bien à la sortie. Je vous vois derrière moi et vous prenez un escalier de traverse. Je me dis que vous sortez avant moi et, ne voyant personne, je sors...

Le choeur. - Mais le défilé est long, Jacques. Les pieds souffrent. La procession s’étire. La procession s’arrête.  Pour quelques commodités. Et tu es déjà au Colisée. Tu prends le métro. Tu rentres à l’hôtel. Tu visites le quartier de la gare. Mais ce voyage-là, tu vois, Jacques, ni Bernadette ni aucun de nous, ne l’ont mis au programme pour cette après-midi de soleil. Ce n’est rien, tu as regardé là-bas le temps présent quand nous l’avons mis, ailleurs, au passé décomposé.

Un touriste. - Nous avons parcouru de la colonne de Trajan à la Piazza Navona, du Panthéon à la fontaine de Trevi, nous avons parcouru des siècles d’histoire, de pierre, de marbre. Un carnaval pour les yeux. Une fête dans le coeur.


Scène  3.

Le choeur. - Le Vatican. Métro, ligne A. Une rame bondée. On laisse passer. Une autre rame.
 
Un touriste. - C’est celle-là ? Madame Flora ?
Madame Flora. - Non, ne la prenez pas.  
Georges. -  Allez-y.
Madame Flora. - Si.

Le choeur. -  Ah! Il n’est pas facile d’être italienne à Rome !

Une voix intérieure, celle d’Astérix. - Ils sont fous ces Romains. Tous les chemins mènent  à Rome !

Le choeur. - Une longue file défile le long des murailles du Vatican. Ciel nuageux. Temps gris. Quelques échoppes de marchands. Des cravates. Des cravates encore. Des cravates pour Gérald. Et un coin de rue. Et l’inimaginable file d’attente sur des centaines de mètres. Et des langues se délient comme en Pentecôte. Toutes les langues se parlent et se croisent ici. Mais à vrai dire, il semble que la dernière arrivée soit le japonais ! Voici l’entrée maintenant, et un immense escalier à vis. Il faut payer. Tout le monde paie, les plus de soixante, les moins de vingt. Tout le monde, sans exception. Vous saurez plus tard, voyageurs, que tout le monde doit payer pour voir l’enfer. L’enfer, ce n’est pas les autres, ce sont les autres aux musées du Vatican !

Une voix. - Dis, qu’as-tu vu ?
Une autre voix. - J’ai vu, j’ai vu la foule dense, immense, compacte. J’ai vu, j’ai vu le sur-place. J’ai vu.
La première voix. - Dis, qu’as-tu vu ?
L’autre voix. - J’ai vu la chaleur. J’ai vu les kilomètres de galeries, les salles, les petites, les grandes, les gardes, les cordons, la foule qui se presse, qui se dresse pour voir.
La première voix. - Dis-moi, qu’as-tu vu encore ?
L’autre voix. - Par des fenêtres, des bouts de jardin, des petites cours intérieures. Des portes étroites, des dorures, des sculptures, des bains de foule, des ...
La première voix. - Oui, mais dis-moi, qu’as-tu vu ?
L’autre voix. - Dans le désordre, un musée étrusque, les chambres de  Raphaël (que le pape Jules II engage à 26 ans en 1506 pour décorer ses pièces), les appartements Borgia, les robes ecclésiastiques, des tapisseries (dessinées ici pour des réalisations flamandes), des cartes et des portraits, des vitrines et des évangiles et la chapelle sixtine.

Le choeur. - La chapelle du XVe siècle, peinte par Michel-Ange, avec des fresques de Botticelli,  une voûte qui retrace l’histoire de l’homme. Mais tes jambes, voyageurs, savent déjà toute l’histoire du monde...

Et il y aura encore la visite de la place Saint-Pierre, de la basilique du même nom. Et encore Bernini. Et encore Michel-Ange. Et les portes fermées: vos péchés ne seront pas remis.


scène  4.

Le Choeur. - Sans le savoir, pour certains, ils ont  fait le Corso, créé au XVe siècle pour des courses de chevaux au carnaval, aujourd’hui artère gorgée de monde, de palais et d’églises. Corso, de la piazza Venezia à la piazza del Popolo. Ailleurs, sans y entrer, ils ont vu les thermes de Caracalla. Ils ont voyagé. Ils ont vu Rome, ville éternelle. Ils ont vu Rome, ville solennelle. Ils ont lu Rome, comme une BD.

Un témoin. - Ils ont pris les moeurs d’une certaine Rome. Comme Christianne qui, en bonne forme, marque son mari au trait rouge. Comme Claude qui, peut-être parce qu’il a bien observé les vendeurs à la sauvette, essaye de refiler à quelque innocent un vieux billet de banque sans cours ni monnaie. Comme son fils qui attend sa valise qui préfère Milan à Rome. Comme Xavier qui, renouant avec les traditions antiques et ancestrales, joue « à la tuile italienne », sorte de roulette russe où le jeu consiste à éviter la tuile envolée qui ne peut s’abattre sur la tête du malheureux passant. Comme Jacqueline et comme bien d’autres qui jettent la pièce, dos à la fontaine, de la main droite par dessus l’épaule gauche... Comme Valérie qui voulait laisser un cadeau pour Rome: son pyjama !  Mais qu’aurait dit Nicolas ?
Un autre. - Ils ont dévalisé Rome, ses magasins, les soldes, les boutiques, qui des chaussures, qui des vêtements, qui des alcools. Ils ont sacrifié aux dieux argent leurs modestes économies.
Une voix. - Qu’avez-vous été faire à Rome, ce week-end ?
L’autre. - Ce week-end, ma chère, nous avons été faire les soldes à Rome. C’était...

Le choeur. - Mais voilà. Acta est fabula: la pièce est jouée. Ils vont rentrer chez eux. Reprendre la vie de tous les jours, avec, pour mémoire, une ville à décliner en langue française, à l’endroit et à l’envers. Foule. Bruits. Soleil. Eglises. Marbre. Monuments. Fresques. Musées. Rues et avenues. Places. Jeux. Jardins. Eau des fontaines. Temples antiques. Mosaïques. Fumets. Couleurs. Cafés. Promenades. Dorures. Sculptures. Colisée. Panthéon. Vatican. Dieux. Déesses. Vins et desserts compris.

Vingt-deux heures quinze. Neige. L’avion d’Alitalia en provenance de Rome atterrit à Bruxelles National.


Ouverture du rideau.
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