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Textes

Lettres grecques à mon voisin

Gréce, Crète et Santorin

                                                                                 

Christian CHERDON

Un mois d'avril


Comment te dire, mon voisin, cette épopée aux pays des dieux, dans cet univers grec et crétois qui les avait créés. Comment te faire partager le rythme des attentes, la frayeur de nos voyages sur les routes en lacets, la houle et le mal de mer parfois, mais aussi quelques chants de sirènes, des nuits trop courtes souvent et toutes nos équipées. A Delphes, surplombé par les hauteurs du Parnasse, sous le regard d'Apollon et de son oracle. Au théâtre d'Epidaure, où plus d'une et plus d'un se firent comédiens. A Mycènes, sur les pas de la grande famille mythologique des Atrée, avec Agamemnon et Clytemnestre. A Cnossos, à Phaestos. Sur l'île de Théra. Sur l'Acropole enfin.

En d'autres lieux encore tout éblouis de ciel bleu le jour et bleu la nuit : Ossios Loukas, monastère et pépie­ments d'oiseaux; Tolo, plage, écume blanche et danses grecques. Et des noms qui s'égrènent comme autant de grains d'un komboloï : Irakleion, Amnissos, Gortys et Matala, Athinos, Pyrgos et Karimi sur Santorin, l'ancienne Théra.

Pour te raconter cette odyssée, il m'est revenu des phrases et des mots ensoleillés, des pans d'histoire qui chantent, des contes et des hymnes,  fragments de péan et musique de vent, de mer et d'île...
 

De ces mélanges aux senteurs du sud, j'ai choisi quelques textes à peine aménagés pour ton  plaisir, mon voisin.

 Et pour suivre, une esquisse, sur des chemins tout tracés par un La Bruyère. Une caricature  trop vite ébauchée peut-être, celle d'un homme au demeurant paisible et tout en force pourtant, courtois, affable, au parler franc et au rire communicatif.

L'homme est assis à côté de sa femme, mais il n'a d'yeux que pour la route. Il attend le prochain carrefour ou le vilain virage. Il change de place et se trouve à l'avant du car, pour vivre mieux un écart, un déboîtement ou un coup de frein donné in extremis. Il assiste en direct aux feux rouges qu'on brûle, aux dépassements sur les doubles lignes blanches. Alors, tantôt il blêmit et blasphème, tantôt il pâlit et se renverse sur le siège. Tantôt il retient à deux mains le vide devant lui, tantôt il se cache le visage entre les doigts ouverts. Il crie, il prie, il rit en grec, il apostrophe en français, il parle en anglais au chauffeur. Il l'amadoue, il lui offre des cigarettes. Il respire, il se croit maître de son destin, et il s'endort. Il  est toujours à côté de sa femme, mais dans ses rêves de voyages les plus fous, il musarde avec les nymphes comme d'autres sourient aux anges. Tel est le Robert de nos croisières, mon voisin.  Est-il craintif ou peureux ? Ou au contraire avide de sensations fortes et adepte de l'adrénaline ? Robert est tout cela sans doute et bien plus encore : c'est un passager modèle !


Et ensuite, ce petit portrait, qu'on aurait pu découvrir sur une fresque d'un palais de la Grèce ancienne, ce pastiche de quelques vers de Sappho, qui, à travers les âges lyriques et depuis le VIe siècle d'avant nous, hante  les mémoires, de Théocrite à Catulle, de Ronsard à Malherbe, de Boileau à Racine, ou de Musset à Lamartine. 

C'est en vers donc qu'il faut que je vous peigne celle qui dans une langue étale accompagnait de ses commentaires étudiés dans l'heure qui précède, et dans les meilleurs livres, nos périples et nos visites au pays de la mythologie aussi bien  que nos escalades sur les pas des guerriers du Péloponnèse ou sur celui des citoyens de l'Athènes antique.

Allez savoir, pauvres mortels, de qui parlent les alexandrins qui suivent. De quelle Aphrodite, de quelle fille de Zeus tu peux imaginer l'image et le destin, mon voisin. Tu ne trouveras cependant ici que les premières mesures, et quant au reste, tu devras rythmer à ton gré d'autres strophes pour achever cet hymne connu parfois sous le nom des "Effets de l'amour".

         Heureux ! qui, derrière toi, te contemple à loisir,
         Qui rêve et qui s'endort de t'entendre  parler,
         Qui  t'écoute quelquefois dans un subtil plaisir.
         Celui-là, tous les dieux peuvent-ils l'égaler ?


Et d'abord avec des réminiscences d'Alphonse Daudet, ce petit texte pour mettre en appétit.

«Buvez ceci, vous m'en direz des nouvelles.»

Et je vis Monique qui, devant moi, rasade après rasade, mélangeait et transvasait avec le soin minutieux d'un chef de cuisine dans son office un breuvage doré, chaud, étincelant, exquis dans une bouteille anonyme d'eau plate ! J'en eus le coeur tout éclaboussé...
«C'est l'élixir du père Cambier, la joie et la santé de nos voyages, me fit Jean, le brave homme assis derrière moi dans le car. On l'a mitonné dans un ancien couvent de la Providence, à deux lieues de Charleroi... N'est-ce pas que ça vaut bien tous les apéritifs du monde... ?»

Alors, tout naïvement, sans malice aucune, dans cet autocar quelque part sur les routes helléniques, si étroites et si graveleuses à flanc de montagne, avec toutes les petites chapel­les à même le sol comme autant de stations pour un chemin de croix, Jean commença de me dire une historiette légèrement sulfureuse et presque irrévé­rencieuse, une manière de conte à sa façon.

Je ne vous la dirai pas toute. Il la garde pour les "Lettres de mon moulin". Mais sachez qu'il y est question d'un frère Cambier qui, après avoir déambulé d'arcade en arcade, devint celui que vous connaissez. Pourtant, il faut que je vous explique que cette liqueur qu'il avait mise au point, tantôt orangée, tantôt transparente comme le cristal, ou quelque­fois ambrée, il la respirait, il la remuait et ses yeux vifs pétillaient rien qu'à voir ce flot aux senteurs vermeilles. Le plus terrible, c'est qu'au fond de cet élixir diabolique, il retrouvait, par je ne sais quel sortilège, des tas d'histoires libertines et, ma foi, fort gaillardes. Et tous les jours, dans ce car qui nous faisait découvrir la Grèce ou la Crète, sur le coup d'onze heures, le rituel recommençait. Et c'est pour éviter qu'il ne se damne que, chaque soir, à la place des complies, au bar de l'hôtel, nous buvions un verre en disant: «Yamas, yassou, à la santé de celui qui se sacrifie aux intérêts de la communauté... Oremus Domine ...»


Et puis, à la manière de Georges Duhamel, il y eut, non pas comme dans "Les fables de mon jardin" l'épisode des "confitures", mais pour le remplacer celui des "couleurs", pour un recueil inédit au titre des "Fables de mon cousin".

Le jour que nous eûmes une leçon de peinture, Jean faisait justement une aquarelle de ciel, de terre et de tuiles.

Un chimiste de notre compagnie, aussitôt, commença d'expliquer avec toutes sortes de mots, de dosages et d'étiquetages, qu'il existait des couleurs toutes faites, que c'était vraiment simple de les fabriquer, que vu le prix des ingrédients, des pigments, des pots et surtout de l'heure, on avait tout avantage à acheter des couleurs en boîtes qui nous viennent de l'usine, qu'il fallait d'ailleurs imiter cet artiste parisien qui avait commandé des tonnes de blanc, et que bientôt personne au monde ne mettrait autant de temps à peindre une aquarelle, ce qui, évidemment, est vraiment une faute économique !

- Attendez, monsieur ! m'écriai-je. L'usine vendra-t-elle ce que Jean tient pour le meilleur et le principal ?
- Quoi donc ? fit le chimiste.
- Mais la salive, monsieur, la salive ! Voyez : l'aquarelle tout entière est parfumée. Comme la couleur serait triste sans une touche de salive !

Le chimiste, à ces mots, ouvrit des yeux aussi larges que les criques grecques. Je commen­çais avec humour à expliquer.

- Ici, monsieur, lui dis-je, Jean fait ses couleurs uniquement pour le plaisir. Le reste n'a pas d'importance. Il mélange un peu d'eau de mer qui est d'un bleu limpide avec un rien de sa­live en léchant son pinceau avec délices, amours et, si j'ose l'ajouter, avec les grandes orgues, et il obtient, voyez-vous, un voile de ciel. Quand cette couleur est bien mouillée, eh bien! monsieur, il l'étale et le vent qui la sèche aussitôt la fait disparaître !

J'ai dit cela dans une grande envolée lyrique et pour éblouir le chimiste. Ce n'est pas tout à fait vrai. Jean, en réalité et parce qu'il a grand appétit, mange ses couleurs, surtout en souvenir des effluves de la mer.


Et enfin il faudrait ici un récit que plus d'un te fera à sa façon. Fille ou garçon. Car on n'en finirait pas de raconter à la ronde les bonheurs et les coups de coeur, les expectatives et les souffrances, les parfums et les couleurs, l'air chaud et ce printemps grec et crétois avec ses maisons blanches et ses toits bleus d'église, avec ses montagnes, ses rochers et son béton trop tôt poussé. Avec, au hasard d'un village, ces gestes de la vie de toujours à peine entrevus, ces gens raidis de noir, ceux qu'on a croisés ou qu'on a vus passer dans l'ombre des façades. Et, pour nous, touristes d'un temps, ceux qui traînent et celles qui s'éparpillent.  Et nos aventures d'aéroport et de quais matinaux.  Et des musées pleins la tête. Et des musiques de ville et de foule. Tout un récit, mon voisin...

Mais ce pourrait être cette nouvelle où à traits étudiés et précis, on fignolerait quelques figures d'éphèbes et celles de l'une ou l'autre jeune déesse vêtue de son désir de plage et de soleil, tels qu'ils furent là-bas, traversant le jour pour aller danser le soir. Ce pourrait être une romance dont on retient, pour le plaisir du goût, quelques menus festins longuement attendus, près d'un sable noir de cendres et d'une eau azur, celui d'autres repas éclaboussés de noms enchanteurs, de poissons, de vin, de légumes et de fromages colorés. Et en prime des bons mots qui font la fête, des paroles étonnantes dans la  bouche d'une épouse comme ce "Il faut bien le soigner avant qu'il ne meure... !"
 
Ce serait un conte, une histoire pour tous. Une marine avec un navire qui tangue. Une sanguine avec des temples antiques, un fusain, une fugue répétant à l'envi des portées de routes et de nuages, de rivages et d'orangers, des mélopées de ruelles dans la Plaka, des morceaux de Péloponèse, d'Attique ou de terre crétoise. L'histoire de Marie-Christine ou celle de Marie-Rose. Votre histoire, n'est-ce pas ! Une nouvelle légende...
 

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