Comment te dire,
mon voisin, cette épopée aux pays des dieux, dans cet univers grec
et crétois qui les avait créés. Comment te faire partager le rythme
des attentes, la frayeur de nos voyages sur les routes en lacets, la
houle et le mal de mer parfois, mais aussi quelques chants de
sirènes, des nuits trop courtes souvent et toutes nos équipées. A
Delphes, surplombé par les hauteurs du Parnasse, sous le regard
d'Apollon et de son oracle. Au théâtre d'Epidaure, où plus d'une et
plus d'un se firent comédiens. A Mycènes, sur les pas de la grande
famille mythologique des Atrée, avec Agamemnon et Clytemnestre. A
Cnossos, à Phaestos. Sur l'île de Théra. Sur l'Acropole enfin.
En d'autres
lieux encore tout éblouis de ciel bleu le jour et bleu la nuit :
Ossios Loukas, monastère et pépiements d'oiseaux; Tolo, plage,
écume blanche et danses grecques. Et des noms qui s'égrènent
comme autant de grains d'un komboloï : Irakleion,
Amnissos, Gortys et Matala, Athinos, Pyrgos et Karimi sur
Santorin, l'ancienne Théra.
Pour te
raconter cette odyssée, il m'est revenu des phrases et des mots
ensoleillés, des pans d'histoire qui chantent, des contes et des
hymnes, fragments de péan et musique de vent, de mer et
d'île...
De ces mélanges aux
senteurs du sud, j'ai choisi quelques textes à peine aménagés
pour ton plaisir, mon voisin.
Et pour
suivre, une esquisse, sur des chemins tout tracés par un La
Bruyère. Une caricature trop vite ébauchée peut-être, celle
d'un homme au demeurant paisible et tout en force pourtant,
courtois, affable, au parler franc et au rire communicatif.
L'homme est
assis à côté de sa femme, mais il n'a d'yeux que pour la route.
Il attend le prochain carrefour ou le vilain virage. Il change
de place et se trouve à l'avant du car, pour vivre mieux un
écart, un déboîtement ou un coup de frein donné in extremis. Il
assiste en direct aux feux rouges qu'on brûle, aux dépassements
sur les doubles lignes blanches. Alors, tantôt il blêmit et
blasphème, tantôt il pâlit et se renverse sur le siège. Tantôt
il retient à deux mains le vide devant lui, tantôt il se cache
le visage entre les doigts ouverts. Il crie, il prie, il rit en
grec, il apostrophe en français, il parle en anglais au
chauffeur. Il l'amadoue, il lui offre des cigarettes. Il
respire, il se croit maître de son destin, et il s'endort. Il
est toujours à côté de sa femme, mais dans ses rêves de voyages
les plus fous, il musarde avec les nymphes comme d'autres
sourient aux anges. Tel est le Robert de nos croisières, mon
voisin. Est-il craintif ou peureux ? Ou au contraire avide de
sensations fortes et adepte de l'adrénaline ? Robert est tout
cela sans doute et bien plus encore : c'est un passager modèle !
Et ensuite, ce
petit portrait, qu'on aurait pu découvrir sur une fresque d'un
palais de la Grèce ancienne, ce pastiche de quelques vers de
Sappho, qui, à travers les âges lyriques et depuis le VIe siècle
d'avant nous, hante les mémoires, de Théocrite à Catulle, de
Ronsard à Malherbe, de Boileau à Racine, ou de Musset à
Lamartine.
C'est en vers
donc qu'il faut que je vous peigne celle qui dans une langue
étale accompagnait de ses commentaires étudiés dans l'heure qui
précède, et dans les meilleurs livres, nos périples et nos
visites au pays de la mythologie aussi bien que nos escalades
sur les pas des guerriers du Péloponnèse ou sur celui des
citoyens de l'Athènes antique.
Allez savoir,
pauvres mortels, de qui parlent les alexandrins qui suivent. De
quelle Aphrodite, de quelle fille de Zeus tu peux imaginer
l'image et le destin, mon voisin. Tu ne trouveras cependant ici
que les premières mesures, et quant au reste, tu devras rythmer
à ton gré d'autres strophes pour achever cet hymne connu parfois
sous le nom des "Effets de l'amour".
Heureux ! qui, derrière toi, te contemple à loisir,
Qui
rêve et qui s'endort de t'entendre parler,
Qui
t'écoute quelquefois dans un subtil plaisir.
Celui-là, tous les dieux peuvent-ils l'égaler ?
Et d'abord avec
des réminiscences d'Alphonse Daudet, ce petit texte pour mettre
en appétit.
«Buvez ceci,
vous m'en direz des nouvelles.»
Et je vis
Monique qui, devant moi, rasade après rasade, mélangeait et
transvasait avec le soin minutieux d'un chef de cuisine dans son
office un breuvage doré, chaud, étincelant, exquis dans une
bouteille anonyme d'eau plate ! J'en eus le coeur tout
éclaboussé...
«C'est l'élixir
du père Cambier, la joie et la santé de nos voyages, me fit
Jean, le brave homme assis derrière moi dans le car. On l'a
mitonné dans un ancien couvent de la Providence, à deux lieues
de Charleroi... N'est-ce pas que ça vaut bien tous les apéritifs
du monde... ?»
Alors, tout
naïvement, sans malice aucune, dans cet autocar quelque part sur
les routes helléniques, si étroites et si graveleuses à flanc de
montagne, avec toutes les petites chapelles à même le sol comme
autant de stations pour un chemin de croix, Jean commença de me
dire une historiette légèrement sulfureuse et presque
irrévérencieuse, une manière de conte à sa façon.
Je ne vous la
dirai pas toute. Il la garde pour les "Lettres de mon moulin".
Mais sachez qu'il y est question d'un frère Cambier qui, après
avoir déambulé d'arcade en arcade, devint celui que vous
connaissez. Pourtant, il faut que je vous explique que cette
liqueur qu'il avait mise au point, tantôt orangée, tantôt
transparente comme le cristal, ou quelquefois ambrée, il la
respirait, il la remuait et ses yeux vifs pétillaient rien qu'à
voir ce flot aux senteurs vermeilles. Le plus terrible, c'est
qu'au fond de cet élixir diabolique, il retrouvait, par je ne
sais quel sortilège, des tas d'histoires libertines et, ma foi,
fort gaillardes. Et tous les jours, dans ce car qui nous faisait
découvrir la Grèce ou la Crète, sur le coup d'onze heures, le
rituel recommençait. Et c'est pour éviter qu'il ne se damne que,
chaque soir, à la place des complies, au bar de l'hôtel, nous
buvions un verre en disant: «Yamas, yassou, à la
santé de celui qui se sacrifie aux intérêts de la communauté...
Oremus Domine ...»
Et puis, à la
manière de Georges Duhamel, il y eut, non pas comme dans "Les
fables de mon jardin" l'épisode des "confitures", mais pour le
remplacer celui des "couleurs", pour un recueil inédit au titre
des "Fables de mon cousin".
Le jour que
nous eûmes une leçon de peinture, Jean faisait justement une
aquarelle de ciel, de terre et de tuiles.
Un chimiste de
notre compagnie, aussitôt, commença d'expliquer avec toutes
sortes de mots, de dosages et d'étiquetages, qu'il existait des
couleurs toutes faites, que c'était vraiment simple de les
fabriquer, que vu le prix des ingrédients, des pigments, des
pots et surtout de l'heure, on avait tout avantage à acheter
des couleurs en boîtes qui nous viennent de l'usine, qu'il
fallait d'ailleurs imiter cet artiste parisien qui avait
commandé des tonnes de blanc, et que bientôt personne au monde
ne mettrait autant de temps à peindre une aquarelle, ce qui,
évidemment, est vraiment une faute économique !
- Attendez,
monsieur ! m'écriai-je. L'usine vendra-t-elle ce que Jean tient
pour le meilleur et le principal ?
- Quoi donc ?
fit le chimiste.
- Mais la
salive, monsieur, la salive ! Voyez : l'aquarelle tout entière
est parfumée. Comme la couleur serait triste sans une touche de
salive !
Le chimiste, à
ces mots, ouvrit des yeux aussi larges que les criques grecques.
Je commençais avec humour à expliquer.
- Ici,
monsieur, lui dis-je, Jean fait ses couleurs uniquement pour le
plaisir. Le reste n'a pas d'importance. Il mélange un peu d'eau
de mer qui est d'un bleu limpide avec un rien de salive en
léchant son pinceau avec délices, amours et, si j'ose l'ajouter,
avec les grandes orgues, et il obtient, voyez-vous, un voile de
ciel. Quand cette couleur est bien mouillée, eh bien! monsieur,
il l'étale et le vent qui la sèche aussitôt la fait disparaître !
J'ai dit cela
dans une grande envolée lyrique et pour éblouir le chimiste. Ce
n'est pas tout à fait vrai. Jean, en réalité et parce qu'il a
grand appétit, mange ses couleurs, surtout en souvenir des
effluves de la mer.
Et enfin il
faudrait ici un récit que plus d'un te fera à sa façon. Fille ou
garçon. Car on n'en finirait pas de raconter à la ronde les
bonheurs et les coups de coeur, les expectatives et les
souffrances, les parfums et les couleurs, l'air chaud et ce
printemps grec et crétois avec ses maisons blanches et ses toits
bleus d'église, avec ses montagnes, ses rochers et son béton
trop tôt poussé. Avec, au hasard d'un village, ces gestes de la
vie de toujours à peine entrevus, ces gens raidis de noir, ceux
qu'on a croisés ou qu'on a vus passer dans l'ombre des façades.
Et, pour nous, touristes d'un temps, ceux qui traînent et celles
qui s'éparpillent. Et nos aventures d'aéroport et de quais
matinaux. Et des musées pleins la tête. Et des musiques de
ville et de foule. Tout un récit, mon voisin...
Mais ce
pourrait être cette nouvelle où à traits étudiés et précis, on
fignolerait quelques figures d'éphèbes et celles de l'une ou
l'autre jeune déesse vêtue de son désir de plage et de soleil,
tels qu'ils furent là-bas, traversant le jour pour aller danser
le soir. Ce pourrait être une romance dont on retient, pour le
plaisir du goût, quelques menus festins longuement attendus,
près d'un sable noir de cendres et d'une eau azur, celui
d'autres repas éclaboussés de noms enchanteurs, de poissons, de
vin, de légumes et de fromages colorés. Et en prime des bons
mots qui font la fête, des paroles étonnantes dans la bouche
d'une épouse comme ce "Il faut bien le soigner avant qu'il ne
meure... !"
Ce serait un
conte, une histoire pour tous. Une marine avec un navire qui
tangue. Une sanguine avec des temples antiques, un fusain, une
fugue répétant à l'envi des portées de routes et de nuages, de
rivages et d'orangers, des mélopées de ruelles dans la Plaka,
des morceaux de Péloponèse, d'Attique ou de terre crétoise.
L'histoire de Marie-Christine ou celle de Marie-Rose. Votre
histoire, n'est-ce pas ! Une nouvelle légende...
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